Antihypertenseurs dans l'insuffisance rénale




Tilman Bernhard Drüeke: Directeur de recherche
Département de néphrologie et Inserm U 90, hôpital Necker, 161, rue de Sèvres, 75743 Paris cedex 15 France
Jean-Pierre Grünfeld: Chef de service
11-302-B-20 (1998)



Résumé

Aux stades avancés, l'insuffisance rénale chronique (IRC) s'accompagne d'une hypertension artérielle (HTA) dans la majorité des cas. Il faut traiter cette HTA pour prévenir les complications cardiovasculaires liées à l'élévation de la pression artérielle, et pour ralentir la progression des néphropathies et de l'insuffisance rénale. Le traitement requiert le plus souvent, à côté d'un certain nombre de précautions hygiénodiététiques, l'administration d'un ou de plusieurs médicaments antihypertenseurs. Les médicaments principalement utilisés pour normaliser la pression artérielle sont les diurétiques (sauf les diurétiques d'épargne potassique), les bêtabloquants, les inhibiteurs de l'enzyme de conversion (IEC), les antagonistes du récepteur AT1 de l'angiotensine Il et les inhibiteurs des canaux calciques. Une bithérapie est souvent préférable à la monothérapie à posologie élevée. En ce qui concerne le ralentissement de la progression de l'insuffisance rénale, seuls les IEC ont fait leurs preuves, à l'heure actuelle, parmi ces différentes classes de médicaments. L'objectif tensionnel principal est, dans la plupart des cas, de ramener la pression artérielle à un niveau inférieur à 140/90 mmHg.

© 1998 Éditions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS - Tous droits réservés.
EMC est une marque des Éditions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS.
Plan

Introduction
Pourquoi traiter ?
Comment traiter ?
Quel objectif tensionnel ?

Haut de page

Les néphropathies chroniques sont fréquemment à l'origine d'une HTA ; beaucoup de néphropathies parenchymateuses diffuses progressent vers l'IRC. Aux stades avancés de l'IRC, 80 à 85 % des malades sont hypertendus, mais l'HTA est souvent présente au début de l'insuffisance rénale ou avant celle-ci [ 1], [2 ]. La conduite du traitement antihypertenseur pose des problèmes spécifiques, surtout en cas d'IRC.
Dans l'IRC, on considère généralement que l'HTA est due, d'une part à une tendance à la rétention hydrosodée, conduisant à l'expansion du secteur extracellulaire, d'autre part à une stimulation inappropriée des systèmes vasopresseurs (rénine-angiotensine, adrénergique, endothéline) et/ou à un défaut de substances vasodilatatrices, comme le monoxyde d'azote.
Dans la récente étude nord-américaine multicentrique MDRD (modification of the diet in renal disease), effectuée chez 1 494 patients en IRC, la prévalence de l'HTA dépendait de quatre facteurs principaux : le débit de filtration glomérulaire, l'index de masse corporelle, l'ethnie noire et l'âge [ 1 ].

Haut de page

Il y a deux raisons principales pour traiter l'HTA qui accompagne l'IRC.

Il est essentiel de contrôler tôt l'HTA au cours d'une maladie rénale pour éviter le développement des lésions cardiovasculaires. Cependant, celles-ci ne dépendent pas seulement de l'HTA mais également des autres facteurs de risque vasculaires comme dans la population générale, et d'autres facteurs propres à l'IRC : par exemple, le degré d'hypertrophie ventriculaire gauche est lié au niveau tensionnel, au degré de l'anémie et à de potentielles toxines urémiques, favorisant le développement de la fibrose myocardique. Cela explique pourquoi 70 à 80 % des malades urémiques commençant le traitement de suppléance ont une augmentation de la masse ventriculaire gauche. Cette situation devrait pouvoir être améliorée grâce à un meilleur choix des médicaments et à la correction de l'anémie [ 11 ]. De même, l'HTA et le " milieu urémique " contribuent à la dégénérescence de la paroi des artères ou artériosclérose ; celle-ci diminue la compliance artérielle, élève la pression systolique et altère la perfusion et la fonction myocardiques [ 8 ].
Les lésions cardiovasculaires observées chez les dialysés, constituées en partie avant la période de dialyse, expliquent que les accidents cardiovasculaires représentent environ 50 % des causes de mort chez ces malades [ 3 ]. Il en est de même chez les transplantés rénaux.

Cet effet du traitement antihypertenseur a été tout d'abord démontré dans l'HTA maligne et sa conséquence rénale, la néphroangiosclérose : le contrôle rapide de l'HTA permet d'arrêter la progression des lésions vasculaires intrarénales et de favoriser leur cicatrisation. Cet effet a été plus récemment démontré, tout spécialement dans les maladies glomérulaires chroniques (dans les glomérulonéphrites primitives ou les néphropathies segmentaires, par exemple accompagnant un reflux vésico-urétéral, où des lésions glomérulaires segmentaires et focales se développent et expliquent la progression).

Haut de page


On conseille habituellement un régime modérément appauvri en NaCl, environ 5 à 6 g/j, en cas d'HTA. En outre, la restriction en sel potentialise l'effet de la plupart des antihypertenseurs. Une supplémentation en calcium est recommandée dans l'IRC pour prévenir la constitution des lésions osseuses, mais son bénéfice pour le contrôle de l'HTA n'a pas été testé. En cas d'excès pondéral, une perte de poids est recommandée, comme dans le traitement de toute HTA ; de même, la consommation excessive de boissons alcoolisées doit être évitée. Ne pas omettre enfin le contrôle des autres facteurs de risque vasculaires : en particulier, tabagisme, hypercholestérolémie et hyperglycémie.

Les principes de traitement sont proches de ceux appliqués dans l'HTA essentielle : monothérapie, en individualisant le choix selon la néphropathie et les maladies associées ; puis association médicamenteuse, souvent nécessaire en cas d'IRC pour éviter certains effets indésirables et obtenir le contrôle de l'HTA.

Diurétiques gardant leur place
Dès que la créatininémie est supérieure ou égale à 200 mol/L, les thiazides sont inefficaces ; seuls les diurétiques de l'anse (furosémide et bumétanide) peuvent être utilisés. La dose de ces diurétiques doit être adaptée au niveau de l'IRC : quand l'insuffisance rénale est légère, 20 à 40 mg/j de furosémide peuvent suffire ; dans l'IRC modérée, 40 à 80 mg/j sont la dose courante (la forme à libération prolongée n'est pas indiquée) ; dans l'IRC avancée, on peut atteindre 120 à 250 mg/j. Tout supplément potassique est contre-indiqué ; les diurétiques d'épargne potassique (spironolactone et amiloride) sont également contre-indiqués.

Bêtabloquants
Cette classe de médicaments peut être utilisée en cas d'IRC, aux doses usuelles, quelle que soit leur pharmacocinétique : du propranolol à métabolisme hépatique prédominant à l'aténolol dont le rein assure l'élimination sous forme non métabolisée. Les bêtabloquants peuvent être indiqués en raison d'une maladie coronaire associée.

Inhibiteurs de l'enzyme de conversion de l'angiotensine
Ces antihypertenseurs ont représenté un progrès décisif pour contrôler l'HTA associée à l'IRC. En outre, par rapport à d'autres antihypertenseurs, ils ont l'avantage de diminuer la pression intraglomérulaire (en abaissant les résistances vasculaires postglomérulaires qui dépendent de l'angiotensine II) et, en partie de ce fait, de diminuer plus la protéinurie que ne le voudrait la baisse tensionnelle elle-même.
Pour la plupart des IEC, le produit administré ou son métabolite actif est éliminé par voie rénale et la dose doit être adaptée au niveau de l'IRC. Les recommandations varient d'un produit à l'autre : par exemple, énalapril pour lequel il est conseillé de réduire la dose dès que la clairance de la créatininémie est inférieure à 80 mL/min, ou trandolapril, éliminé en partie par voie biliaire, où l'ajustement de dose est recommandé quand la clairance de la créatinine est inférieure ou égale à 30 mL/min. Seul le fosinopril a un mode d'excrétion qui permet de ne pas diminuer la dose, même en cas d'IRC avancée.
En fait, pour tous les IEC, nous recommandons de commencer par une dose très faible et d'augmenter progressivement selon l'efficacité et la tolérance ; ces précautions doivent être renforcées si la créatininémie initiale est supérieure ou égale à 300 mol/L : par exemple, 6,25 mg ou 2,5 mg/j ou tous les 2 jours respectivement de captopril ou d'énalapril. En cas d'IRC, une seule prise quotidienne suffit avec tous les IEC.
Une surveillance attentive doit être appliquée : dosage de la créatinine et du potassium dans le plasma avant et après 15 jours de traitement, puis 1 mois plus tard, enfin tous les 2 mois en phase de stabilité thérapeutique. En effet, la baisse de la pression intraglomérulaire expose au risque d'une diminution du débit de filtration glomérulaire, habituellement transitoire et limitée (augmentation de la créatininémie de moins de 20 %). Une élévation excessive de la créatinine plasmatique peut s'observer en cas de baisse excessive de la pression artérielle, en cas de lésions vasculaires intrarénales ou en cas de sténose athéromateuse serrée de l'artère rénale associée à une néphropathie (par exemple chez le diabétique non insulinodépendant). L'autre complication des IEC est l'hyperkaliémie, favorisée par l'IRC et la prise concomitante d'autres médicaments hyperkaliémiants (anti-inflammatoires non stéroïdiens [AINS], héparine, triméthoprime ou pentamidine). En cas de kaliémie entre 5,0 et 5,5 mmol/L, se contenter d'une restriction potassique alimentaire ; si la pression artérielle reste élevée, ne pas augmenter la dose de l'IEC, mais associer un diurétique de l'anse ce qui facilite le contrôle de la pression artérielle et de la kaliémie. Si la kaliémie est entre 5,5 et 6,0 mmol/L, envisager la prise de Kayexalate® (1 dose 2 à 3 fois par semaine par voie orale) si le traitement doit être maintenu. Si la kaliémie est supérieure ou égale à 6,0 mmol/L, interrompre l'IEC et remanier le traitement antihypertenseur.
Plusieurs études prospectives randomisées ont montré que différents IEC ralentissent la progression de l'IRC dans les maladies glomérulaires chroniques (caractérisées par une protéinurie supérieure ou égale à 1 g/24 h) : captopril dans la glomérulopathie du diabète insulinodépendant ; énalapril, bénazépril et ramipril dans les néphropathies non diabétiques [ 5], [7], [9], [10], [12 ]. Dans certaines études cependant (captopril, bénazépril), la baisse de la pression artérielle a été plus marquée dans le groupe recevant l'IEC que dans le groupe recevant un traitement plus classique. D'autres études n'ont pas trouvé d'effet rénoprotecteur des IEC. Néanmoins une méta-analyse récente a montré un effet globalement positif des IEC dans les maladies rénales avec protéinurie [ 4 ]. Dans les maladies où la protéinurie est faible (inférieure à 1 g/24 h, comme la polykystose rénale), aucun effet n'est observé sur la progression de l'IRC.

Antagonistes du récepteur AT1 de l'angiotensine II
Ces médicaments (losartan, valsartan) peuvent être utilisés dans l'IRC à posologie modérée. Néanmoins, ils exposent à l'hyperkaliémie comme les IEC. Aucune étude prospective n'est aujourd'hui disponible pour savoir si ces produits ralentissent ou non la progression de l'IRC chez l'homme.

Inhibiteurs des canaux calciques
Ces produits ont un métabolisme et une élimination hépatobiliaire. La dose ne doit pas être modifiée en cas d'IRC. Ces produits représentent un groupe hétérogène. Les dérivés de dihydropyridine (nifédipine, nicardipine, etc) tendent à élever la pression intraglomérulaire (par vasodilatation préglomérulaire) et à augmenter la protéinurie dans les maladies glomérulaires primitives ou compliquant un diabète insulinodépendant. Les résultats sont moins clairs dans le diabète non insulinodépendant. On dispose d'un seul essai contrôlé comparant nifédipine et énalapril dans des néphropathies non diabétiques : l'efficacité des deux produits sur la progression de l'IRC s'est révélée comparable [ 12 ]. Dans l'état actuel des connaissances, nous préférons ne pas utiliser seuls les dérivés de la dihydropyridine dans les maladies glomérulaires chroniques, mais ils sont précieux en association avec un IEC ou un bêtabloquant.
En revanche, le diltiazem et peut-être le vérapamil diminuent le débit de la protéinurie. Certaines études non contrôlées suggèrent que ces produits relentissent la progression de l'IRC, mais cet effet demande à être testé dans un essai contrôlé.

Autres classes d'antihypertenseurs
Ces produits sont surtout indiqués en cas d'intolérance ou d'insuffisance des traitements précédents. La dose de la plupart des antihypertenseurs d'action centrale doit être diminuée en cas d'IRC. Les alphabloquants (comme la prazosine) comportent le risque d'hypotension orthostatique. Le minoxidil (un vasodilatateur direct) a pu être très utile dans le contrôle de certaines HTA résistant au traitement, en association avec un bêtabloquant, parfois un IEC, et toujours une dose adéquate de furosémide (pour éviter toute rétention de sodium).

Associations de plusieurs antihypertenseurs
Comme chez l'hypertendu non urémique, il est souvent préférable d'associer différentes classes plutôt que de forcer la dose d'un seul antihypertenseur. Les bithérapies les plus courantes sont : IEC + diurétique, bêtabloquants + diurétique ou dérivé de la dihydropyridine ; pour les trithérapies : IEC + diurétique de l'anse + inhibiteur des canaux calciques ; ou bêtabloquant + dihydropyridine + diurétique.

Deux cas particuliers
En cas d'HTA accélérée ou maligne compliquant une néphropathie, l'hospitalisation et le repos sont les premières mesures thérapeutiques d'urgence, en association avec le traitement médicamenteux adapté selon l'état de conscience et les manifestations cardiovasculaires.
Chez le malade dialysé, le contrôle de l'HTA passe tout d'abord par la soustraction progressive d'eau et de NaCl grâce à l'ultrafiltration ; cette mesure suffit ou doit être associée à un traitement médicamenteux (en adaptant les doses selon l'épuration du produit par la dialyse : par exemple, l'aténolol doit être administré après chaque séance de dialyse).

Haut de page

Comme dans l'HTA essentielle, l'objectif est habituellement de ramener la pression artérielle à un niveau inférieur à 140/90 mmHg. En fait, on ne dispose que d'une étude qui permette de choisir la cible tensionnelle pour protéger au mieux la fonction rénale à long terme : dans l'étude MDRD, une réduction plus stricte de la pression artérielle (120/75 mmHg) a davantage ralenti la progression de l'insuffisance rénale qu'une réduction conventionnelle de la pression artérielle (140/90 mmHg) ; cet effet est observé seulement dans les néphropathies avec IRC modérée et protéinurie supérieure ou égale à 1 g/24 h (soit les maladies glomérulaires chroniques) [ 6 ].

© 1998 Éditions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS - Tous droits réservés.
EMC est une marque des Éditions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS.