Introduction
La mesure in vivo de la perte
insensible en eau (PIE), en anglais
transepidermal water loss (TEWL), est utilisée pour
apprécier, de façon
non vulnérante, la fonction
barrière du stratum corneum. Il existe
deux possibilités pour l’eau
de traverser la peau de l’intérieur du
corps vers l’extérieur : de
façon active par transpiration, de façon
passive par diffusion à
travers la couche cornée. La transpiration
(perspiratio sensibilis) peut
atteindre des valeurs maximales de 2 à
4 L/h. À l’inverse de la
transpiration, la perte insensible d’eau
(perspiratio insensibilis) n’est
pas visible à l’oeil nu. En l’absence de
turbulences, la peau est
entourée par une zone de transition de 7 à
10 mm d’épaisseur au repos [28], dans laquelle l’humidité est
transportée de la surface
cutanée vers l’air ambiant. La quantité
d’eau traversant le stratum
corneum par cette voie est évaluée entre
300 et 400 mL/j dans des
conditions normales, c’est-à-dire un
dixième à un vingtième de la
transpiration. En raison de cette
différence d’ordre de
grandeur, il est impératif d’éliminer la
transpiration lors des mesures
de perte insensible en eau ayant pour
but l’investigation de la
seule fonction barrière du stratum corneum.
Notions de base
La barrière de diffusion de l’eau
est située entièrement dans la
couche cornée [18, 39]. La PIE représente un
phénomène passif
conséquent au gradient de
pression de vapeur d’eau de chaque côté
de l’épiderme. L’épiderme est
bien hydraté au contact du derme et
ce degré d’hydratation se
retrouve à la base de la couche cornée. Sa
surface, au contact de l’air
ambiant beaucoup plus sec, présente une
concentration en eau plus
faible. Ce gradient est le moteur de la
diffusion passive de l’eau au
travers de la couche cornée. Cette
diffusion est décrite par la première loi de Fick [18, 35] : le flux d’une
molécule (J en mol/cm/s) par
unité de distance (d en cm) est
proportionnel au gradient de
concentration (DC) et au coefficient de
diffusion (D en cm2/s) de cette molécule.
Cependant, comme le
stratum corneum n’est pas une
simple membrane inerte mais
possède une certaine affinité
pour l’eau, la loi de Fick doit être
modifiée en introduisant le
coefficient de partage Km
[31, 39] :
Km =
(Concentration de l'eau
dans le stratum corneum profond)
(Concentration dans les
espaces intercellulaires de l'épiderme vivant)
La formule devient ainsi :
J = -Km x D (DC/Dd)
Km a une valeur de 0,06 [31]. Le signe « - » indique que le flux est
dirigé vers les concentrations
les plus faibles. Ceci explique la
dépendance de la PIE à l’égard
de l’humidité relative de l’air
ambiant. Ainsi, lorsque l’humidité
relative extérieure atteint 100 %,
la PIE tombe à 0, et lorsque l’humidité
relative est de 0 %, la PIE est
maximale (fig 1).
Méthodes et appareils
de mesure
Il existe différentes méthodes
de mesures qui ont été décrites en
détail par Wilson et Maibach [39] avec leurs avantages et leurs
inconvénients. Certaines de
ces méthodes sont maintenant obsolètes.
Celle de loin la plus employée
depuis quelques années et pour
laquelle différents
instruments de mesures sont présents sur le
marché et sont couramment
utilisés est la méthode du cylindre
ouvert [27, 29].
MÉTHODE DU CYLINDRE OUVERT
Une sonde appliquée sur la
peau délimite une chambre cylindrique,
ouverte à l’air ambiant. La
surface de peau située à l’intérieur du
cylindre est d’environ 1 cm2 (selon l’appareil utilisé, cf
infra). À
l’intérieur de cette chambre,
sont placés, en position verticale, l’un
au-dessus de l’autre, deux
détecteurs semi-conducteurs sensibles à
l’humidité, et chacun couplé à
un thermistor. L’éloignement des
détecteurs par rapport à la
surface de la peau est calculé de manière
à mesurer, dans des conditions
optimales, le gradient de vapeur
d’eau se mettant en place
entre la surface cutanée et l’air ambiant.
La pression de vapeur d’eau
(p) à chaque niveau est calculée suivant
la formule :
p = RH x psat
psat est la pression à saturation.
L’humidité relative RH ( %) est
mesurée par les
semi-conducteurs ; psat est calculée en fonction de
la température indiquée par
les thermistors à chaque niveau de
mesure. La différence de
pression de vapeur d’eau entre les deux
niveaux est utilisée par l’appareil
pour déterminer le gradient
recherché. La PIE est exprimée
directement sur un écran à cristaux
liquides en g/m_/h (ou g x m–2 x h–1).
APPAREILS DE MESURE
Trois appareils utilisant la
technique du cylindre ouvert sont
commercialisés (dans l’ordre
chronologique d’apparition) :
l’Évaporimètrey, le Tewamètrey et l’appareil multifonctions
Dermalaby (adresse des fournisseurs(1)). Différentes publications
récentes ont pour objet la
comparaison de ces appareils entre eux
[3, 4, 16]. La géométrie des sondes respectives diffère
légèrement et les
valeurs obtenues pour une
situation particulière, bien qu’étroitement
corrélées, peuvent aussi
différer. De même, les réactions à un
stimulus donné affectant la
fonction barrière de la couche cornée,
comme une occlusion ou une
irritation, peuvent générer des
changements de valeurs qui ne
sont pas identiques d’un appareil à
l’autre [4, 16].
Technique de mesure,
sources
d’erreur,
standardisation,
recommandations
pratiques
La mesure de la PIE étant
dépendante du gradient de vapeur d’eau
établi à la surface cutanée,
tout facteur intrinsèque ou extrinsèque
ayant une influence sur l’épaisseur
de cette couche de transition ou
sur la pente du gradient
modifie la valeur de la PIE. En plus, les
instruments de mesure étant
extrêmement sensibles, toute variation
du microclimat environnant est
détectée et a pour conséquence une
modification des valeurs
indiquées. C’est pourquoi il importe de
standardiser les conditions de
mesure de façon rigoureuse. À ce
sujet, des recommandations
très précises ont été publiées [30, 33].
Les facteurs de variation
peuvent être classés en :
– facteurs dus à l’instrument
;
– facteurs dus à l’environnement
;
– facteurs individuels, dus
aux volontaires ou patients.
Leur liste exhaustive et leur
influence relative sur les mesures ont
été précisées dans des
publications récentes [30].
FACTEURS DUS À L’INSTRUMENT
À titre d’exemple, on
retiendra :
– un préchauffage de l’électronique
suffisant : ne pas éteindre
l’appareil entre les mesures ;
– le zéro instrumental
effectué après le préchauffage et sous
conditions de mesure : la
variation du zéro pendant la période de
mesure est à contrôler
régulièrement ;
– la restriction des
variations de l’humidité et de la température à
l’intérieur de la sonde :
éloigner la sonde de la peau après chaque
mesure et éviter par exemple
le contact avec la sueur ou avec un
produit cosmétique
éventuellement présent sur le site de mesure ;
– un plan de mesure horizontal
;
– une calibration effectuée
régulièrement selon les recommandations
du constructeur et suivant les
procédures définies par les bonnes
pratiques de laboratoire.
FACTEURS DUS À L’ENVIRONNEMENT
Ce sont principalement :
– les turbulences et la
convection pendant la mesure ;
– la température et l’humidité
ambiantes.
FACTEURS INDIVIDUELS
Ils doivent être étroitement
contrôlés. Citons :
– la transpiration des sujets
;
– la température cutanée ;
– le site anatomique.
Le poids de ces différents
facteurs sur les mesures n’est pas le même.
Lorsque la standardisation des
conditions de mesure est assurée, les
facteurs dus à l’instrument
passent au second plan. Ceux dus à
l’environnement et les
facteurs individuels sont alors à l’origine des
plus grandes variations. Les
figures 2 et 3 illustrent l’influence de
l’environnement sur les
valeurs mesurées. La figure 3, montrant de
toutes récentes données, est
particulièrement intéressante : le
passage brutal de l’humidité
relative de 53 % à 89 % (par exemple
ouverture d’une porte sur l’extérieur
de la pièce où s’effectuent les
mesures) fait chuter la PIE,
qui revient lentement se stabiliser ensuite
à un niveau inférieur au
niveau de départ. Ce dernier phénomène
est dû au changement
concomitant de l’hydratation de la couche
cornée, elle aussi dépendante
de l’humidité relative environnante.
En pratique, le contrôle des
conditions ambiantes implique
(1) Évaporimètret : Servo Med, P O Box 129, S-511 21 Kinna, Suède ; Tewamètret : Courage +
Khazaha electronic GmbH, Mathias-Brüggen-Str. 91,
D-50829 Cologne, Allemagne. Dermalab :
Cortex Technology, Smedevaenget 10, DK 9560
Hadsund, Denmark.
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
0
10 20 30 40 50 60 70 80 90 100
PIE
(g x m-2 x h-1)
Humidité
relative (%)
Goodman
et Wolf
Rieger
et Deem
1 Influence de l’humidité
relative ambiante sur la perte insensible en eau (PIE). (Résultats
de deux études différentes.
Illustration tirée de Rieger MM et Deem DE. Skin
moisturizers. I: Methods for
measuring water regain, mechanical properties and transepidermal
moisture loss of stratum
corneum. J Soc Cosmet Chem 1974 ; 25 :
239-252).
d’effectuer les mesures dans
une pièce climatisée, à température et
humidité constantes. Les
turbulences et la convection aux alentours
de la sonde sont éliminées par
l’utilisation d’une couveuse [30]. La
pression de la sonde sur la
peau reste légère.
En ce qui concerne les
facteurs individuels, le tableau I donne des
exemples de variations dues au
site anatomique sur lequel est placée
la sonde [6]. De récents résultats font
aussi état de différences dues à
la motricité dominante d’un
côté du corps [32]. Le contrôle des
facteurs individuels est
assuré par un protocole clinique strict
comprenant au moins une
relaxation préalable des sujets et leur
adaptation aux conditions
environnementales pendant 20 minutes
avant le début des mesures. La
prise d’aliments épicés ou autres
pouvant provoquer une
transpiration importante doit être évitée. Le
stress psychique, pouvant lui
aussi provoquer la transpiration, est
minimalisé par une information
adéquate et la relaxation.
La PIE est extrêmement
sensible à l’intégrité de la fonction barrière
de la couche cornée. Mais la
fonction barrière est aussi dépendante
du contenu en eau de la couche
cornée. Les relations entre la PIE et
l’hydratation sont à prendre
en compte lorsque des situations
particulières sont
rencontrées, par exemple chez le nouveau-né, chez
le sujet âgé ou chez les sujets
présentant certaines maladies [5]. Il
importe enfin de savoir que
certains composants de produits
dermatologiques peuvent avoir
une influence sur les valeurs
mesurées. Par exemple, le
propylène glycol peut conduire à des
valeurs de PIE surestimées,
par suite de l’adsorption de ce composé
sur le matériel de la sonde [23]. Si les produits appliqués
contiennent
de l’eau susceptible de s’évaporer
au contact de la peau, ils peuvent
entraîner une fausse
appréciation des valeurs, car cette évaporation
s’ajoute, pendant un certain
temps, à la PIE sous-jacente.
Exemples d’application
de la mesure
de la perte insensible
en eau
FONCTION BARRIÈRE DE LA PEAU
Les travaux de Rougier [34] ou du groupe de Ponec [26], par exemple,
ont montré un lien étroit
entre la PIE d’une part et la pénétration
cutanée de substances aussi
diverses que l’acide benzoïque, l’acide
acétylsalicylique, la caféine
ou le nicotinate d’hexyle. Cette relation
subsiste lors de certaines
situations pathologiques [17].
STANDARDISATION DES ÉTUDES
DE PÉNÉTRATION IN VITRO
La PIE, mesurée in vitro sur
la peau isolée, permet avantageusement
de contrôler l’intégrité de l’échantillon
lors des études de pénétration
utilisant des cellules de
diffusion de type Franz [25].
IRRITATION CUTANÉE
La PIE se montre
particulièrement sensible à l’irritation cutanée
provoquée par certaines
substances telles que les détergents [9, 38],
l’acide all-transrétinoïque [10, 12], les acides alpha-hydroxylés
comme
l’acide glycolique [8], les enzymes des selles du
nourrisson [2], ou les
dérivés de la vitamine D [7, 11].
ÉVALUATION DE PRODUITS
TOPIQUES
La PIE peut être
avantageusement employée à cet effet. Elle permet
de distinguer les différentes
phases de changement que traverse le
produit après son application
sur la peau, l’effet des substances
actives (par exemple des
humectants) qui peuvent y être
incorporées, de mesurer avec
précision le pouvoir occlusif de
l’excipient [13, 22], mais aussi d’évaluer l’effet
de produits appliqués
dans un but thérapeutique sur des
zones de peau lésées ou irritées,
à fonction barrière anormale,
chez l’animal ou chez l’homme
[14, 15, 19-21, 24]. La composition de ces
produits peut également être
optimisée à l’aide de ces
modèles expérimentaux [24].
APPLICATIONS EN CLINIQUE
Pinnagoda et Tupker [29] présentent des exemples
pertinents de
pathologies où la PIE permet
un suivi médical amélioré :
– différents types d’inflammation
cutanée ;
– contrôle et suivi de l’efficacité
du traitement de la dermatite
atopique [1, 21, 36, 40] ; en particulier, il a été
montré que l’amélioration
de la fonction barrière
(mesurée par la PIE) allait de pair avec le
changement de l’absorption
cutanée de l’hydrocortisone utilisée
pour le traitement des
patients [36] ;
– psoriasis, ainsi que
différents types d’ichtyoses ;
– cicatrisation des blessures,
régénération de la peau brûlée ;
– suivi des nouveau-nés.
Cette liste reste succincte et
le lecteur est invité à se reporter à la
publication de Pinnagoda et
Tupker [29] pour une information plus
approfondie sur les
applications cliniques de la mesure de la PIE.
20
22 24 26 28 30
0
2
4
6
8
10
12
14
16
18
20
Température
(°C)
PIE
(g x m-2 x h-1)
TewamètreTm
ÉvaporimètreTm
2 Réponse de la perte
insensible en
eau (PIE) de l’avant-bras en
fonction
de la température ambiante
mesurée
avec l’Évaporimètrey ou le Tewamètrey
(d’après [4]).
15
12
9
6
3
0
0 10 20 30 40 50 60 70 80
90
Temps (min)
PIE g x m-2 x h-1
PIE mesurée
PIE modélisée
3 Réponse de la perte
insensible en eau (PIE) à un changement brutal de l’humidité
relative ambiante
(augmentation de 53 % à 89 % au temps t = 60 minutes) (d’après
Van Kemenade [37]).
Tableau I. – Perte
insensible en eau (PIE) moyenne sur différents sites
anatomiques, mesurée avec
un Tewamètret. Moyennes et déviations
standards de 16
volontaires [6].
Site anatomique PIE (g x m-2 x h-1)
Front 20,1 ± 4,8
Poitrine 10,7 ± 1,3
Abdomen 9,9 ± 1,8
Avant-bras (surface
intérieure) 10,4 ± 3,1
Mollet 9,6 ± 1,8
Conclusion
La PIE reflète l’intégrité de
cette barrière physiologique extrêmement
importante constituée par la
couche cornée. Grâce à la mise sur le
marché d’appareils pratiques
et précis, sa mesure est devenue facile.
D’importantes informations
concernant différentes influences sur la
barrière cutanée peuvent être
recueillies lors de tests en dermatologie,
pour évaluer le comportement
et la sécurité des produits topiques en
cosmétologie, pour comparer
la fonction barrière chez l’animal et chez
l’homme en dermatopharmacologie
etc. Ces informations sont d’autant
plus significatives que la
PIE reste la technique de mesure la plus
sensible pour détecter une
irritation cutanée. Il est évident que l’un des
obstacles importants à l’utilisation
courante de cette technique en
milieu hospitalier reste l’impérieuse
nécessité d’effectuer les mesures
sous conditions
environnementales standardisées.
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