Peaux sensibles, peaux réactives

Introduction
Plusieurs décennies après les premières publications concernant la
peau sensible [8, 18], le point de consensus sur lequel la plupart des
auteurs s’accorde est l’authenticité de ce syndrome. Il est intéressant
de remarquer que les ouvrages destinés à former les futurs
dermatologues ne se réfèrent jamais à la « peau sensible » ni à aucun
syndrome clinique équivalent [6, 14, 15], laissant clairement apparaître
le caractère cosmétique de cette entité. Ceci est peut-être à l’origine
de la méconnaissance de ce syndrome par une grande partie du
monde dermatologique.
La peau sensible se définit comme une peau hyperréactive à
différents facteurs agissant par des mécanismes non
immunologiques. On doit concevoir cette hyperréactivité comme un
abaissement du seuil de tolérance de la peau à des stimuli
habituellement bien tolérés. Ces stimuli sont essentiellement
d’origine externe, de nature physique ou chimique. Dans le langage
des consommateurs, les termes de « peau sensible » et « peau
réactive » sont quasiment équivalents, et on admet donc qu’ils sont
synonymes ; on peut ainsi parler indifféremment de peau sensible
ou de peau réactive [1, 13, 19].

Aspects cliniques des peaux sensibles
DONNÉES ÉPIDÉMIOLOGIQUES
Les études épidémiologiques effectuées en Europe et aux États-Unis
retrouvent des fréquences équivalentes. Environ la moitié des
femmes [10, 12, 19] et un tiers des hommes [12, 19] déclarent avoir la peau
sensible ; 10 % des femmes et 6 % des hommes déclarent que leur
peau est très sensible [19]. Avec l’augmentation en âge, la fréquence
de la peau sensible tend à diminuer.
La plus grande fréquence des peaux sensibles chez les femmes
explique probablement que la plupart des études concernant les
peaux sensibles leur ait été consacrée.
TABLEAU CLINIQUE
¦ Terrain
H Thiers a évoqué la notion d’un terrain de prédisposition que
constituerait une carnation claire [18]. Si l’existence d’une peau sèche
du visage ou une instabilité vasculaire (blushing) est parfois
rencontrée [19], on observe également des peaux sensibles associées à
des états hyperséborrhéiques. Il est important de souligner que
l’atopie n’apparaît pas être un état de prédisposition conduisant
inéluctablement à un état de peau sensible. En effet, dans une
population à peau sensible, on trouve autant d’atopiques (49 %) que
de non atopiques (51 %) [19].
D’autres études ont évoqué le rôle que les facteurs socioculturels
pourraient jouer. Ainsi, selon cette approche, « avoir une peau
sensible » équivaudrait à « affirmer sa sensibilité au monde ».
Séduisante intellectuellement, cette notion d’un terrain
psychoémotionnel doit néanmoins être confirmée [16].
¦ Signes cliniques
Les individus atteints de peau sensible se plaignent en premier lieu
de signes d’inconfort cutané. Cet « inconfort cutané » se traduit par
des signes neurosensoriels à type de sensations d’échauffements, de
brûlures, de picotements, de fourmillements ou de démangeaisons.
Ces signes peuvent rester isolés, constituant alors un exemple de
« dermatose invisible » [11], ou s’associer à des rougeurs fugaces.
Dans la très grande majorité des cas, cette symptomatologie est
strictement localisée au visage. Environ 25 % des hommes et des
femmes se plaignent d’avoir un scalp sensible ; celui-ci est parfois
associé - mais non constamment, surtout chez la femme où il est
souvent isolé - à un état pelliculaire [19]. Chez certains individus,
l’hyperréactivité sensitive peut atteindre d’autres zones du corps,
mais l’atteinte du visage est toujours présente et reste
prépondérante.
¦ Facteurs de réactivité
La survenue de cette symptomatologie est déclenchée par plusieurs
types de facteurs. Il peut s’agir soit de facteurs environnementaux
(variations de températures, chaleur, froid, vent, soleil, pollution
atmosphérique…), soit de l’application de certains produits
topiques, d’eau « dure », ou encore de facteurs internes (facteurs
émotionnels, cycles menstruels, facteurs alimentaires…).
Dans l’immense majorité des cas, l’hyperréactivité cutanée est
constitutionnelle. Dans certaines situations, cette hyperréactivité est
acquise (peaux sensibles provoquées) ou contemporaine de poussée
d’une dermatose.
La diminution du seuil de tolérance cutanée peut être provoquée
par des traitements irritants appliqués parfois de façon inadaptée,
comme des rétinoïdes topiques ou des hydroxyacides. Avec ces
traitements, il est possible qu’une peau non sensible à l’état normal
le devienne momentanément, et qu’une peau modérément sensible
devienne très sensible.
L’existence d’une dermatose du visage en poussées diminue souvent
le seuil de réactivité cutanée. Il peut s’agir de dermite séborrhéique,
de rosacée, ou encore de dermatite atopique ou d’eczéma de contact.
Cependant, même si une peau atteinte par un eczéma s’avère
hyperréactive, toutes les peaux sensibles ne sont pas des peaux
eczémateuses. La parenté étymologique entre les termes « sensible »
et « sensibilisation » est certainement à prendre en compte dans la
confusion qui règne encore entre « peaux allergiques » et « peaux
sensibles » [4, 7]. Dès 1962, H Thiers [18] a bien insisté sur le fait que les
peaux sensibles n’étaient pas liées à une manifestation
immunologique.
FORMES CLINIQUES
L’intensité des manifestations et les facteurs de réactivité varient
d’un sujet à l’autre et permettent de décrire plusieurs formes
cliniques (fig 1).
¦ Peaux très sensibles
Elles concernent environ 10 % des femmes et 6 % des hommes [19].
Ces peaux très sensibles se traduisent par une très grande réactivité
de la peau du visage, aussi bien à des produits topiques qu’à des
facteurs environnementaux (y compris la pollution atmosphérique)
ainsi qu’à des facteurs internes tels que le stress ou les états de
fatigue. Parmi les peaux très sensibles, on retrouve aussi bien des
peaux sèches que des peaux grasses.
Ces peaux très sensibles présentent souvent des états de crise qui
peuvent s’étendre sur des périodes de plusieurs jours, voire de
plusieurs semaines. Au cours de ces périodes de crise,
l’hyperréactivité cutanée est extrême, la peau devenant intolérante à
toute application épicutanée, y compris les produits habituellement
bien tolérés en période normale. Cet état d’intolérance cutanée
extrême, ou « status cosmeticus » [5], se traduit par l’apparition de
l’ensemble des signes d’inconforts associés à un érythème dès qu’un
produit est appliqué sur la peau. Ces états d’intolérance cutanée sont
souvent très déconcertants pour les patients et les dermatologues.
¦ Peaux sensibles environnementales
Environ 15 à 20 % des femmes présentent une peau sensible
réagissant principalement aux facteurs environnementaux tels que
la chaleur ou les brusques variations de température. Les femmes
présentant ce type de peaux sensibles ont souvent un aspect
porcelainé de la peau et se plaignent parfois d’intolérance au soleil.
Bien que leur carnation soit plutôt claire, il semble s’agir d’une
sensibilité à la chaleur plutôt que d’une sensibilité aux ultraviolets.
C’est parmi ces peaux sensibles que l’on retrouve plus fréquemment
des peaux sèches et des peaux rougissant facilement.
¦ Peaux sensibles cosmétiques
Environ 25 % des femmes présentent une peau sensible réagissant
principalement à des applications épicutanées. Le facteur
déclenchant est ici principalement l’application de produits
Facteurs de réactivité
Peaux
non
sensibles
PSIM
cosmétiques
PTS
PSIM
environnementales
Intensité
de la
réactivité
cutanée
1 Schéma typologique des différents types de peaux sensibles constitutionnelles.
L’axe des abscisses représente l’intensité de la réactivité cutanée. À gauche de la figure
se trouvent tous les individus à peau non sensible ; à droite, ceux à peau sensible. L’axe
des ordonnées représente les facteurs de réactivité. En haut sont projetés les facteurs de
réactivité épicutanés (cosmétiques essentiellement), en bas les facteurs de réactivité environnementaux.
Les peaux très sensibles sont réactives à tous les facteurs.
PTS : peaux très sensibles ; PSIM : peaux sensibles d’intensité modérée.
Dès les années 1960,HThiers dans son traité de cosmétologie [18],
décrit remarquablement bien le « status cosmeticus », rapporté
dans la littérature quelques années plus tard [5].
« On se trouve en présence habituellement d’une femme autour de
la trentaine, souvent à teint clair… Depuis peu, elle se plaint que
son visage, rarement ses mains aussi, réagit fâcheusement à tout
produit local, du plus ordinaire au plus sophistiqué, dans les
secondes qui suivent, la patiente ressent une impression de chaleur
et de brûlure plutôt que de prurit ; la peau traitée rougit aussitôt et
fortement mais sans urticaire immédiate ni vésiculation tardive ; en
quelques heures, parfois le lendemain seulement, tout s’apaise, puis
l’érythème ayant cessé, se produit au bout de 24/48 heures une fine
et passagère desquamation furfuracée. On est frappé par l’intensité
de l’érythème, celle de la sensation de brûlure, la discrétion de la
desquamation, l’absence de symptômes appartenant à l’allergie :
urticaire, eczéma.
Cette réaction apaisée, toute nouvelle tentative entraîne la
récidive ; impatiente, la malade multipliera les essais pour
découvrir -mais en vain- ce que pourrait supporter son visage…
Dans ces conditions, on comprend que la patiente déconcertée par
cet intolérable état incrimine un « accident » précis : un nouveau
cosmétique, un traitement local… ».

contenant un ingrédient mal toléré chez ces individus. Il est
important de préciser que cette intolérance, source d’inconfort
cutané, parfois (mais pas toujours) associé à une rougeur, ne rentre
pas dans le cadre d’un mécanisme allergique. L’apparition de l’état
d’inconfort cutané suit immédiatement ou dans les minutes qui
suivent l’application du produit, et ceci souvent dès la première
application. Il faut souligner que cet état est également bien différent
des états d’intolérance extrême du « status cosmeticus »,
l’intolérance étant ici limitée à un ou quelques produits facilement
identifiables.
Diagnostic
DIAGNOSTIC POSITIF
Le diagnostic positif repose avant tout sur les données recueillies à
l’interrogatoire. On s’attache à rechercher dans l’anamnèse la
survenue de sensations d’inconfort du visage (picotements,
fourmillements, démangeaisons, échauffements), parfois associées à
des épisodes de rougeurs fugaces. Ces signes d’inconfort
surviennent dans des conditions particulières (environnementales,
applications topiques, émotions, alimentation) qu’il convient de
rechercher.
La fréquence, les conditions d’apparition permettent de préciser le
degré de sévérité et le type de peaux sensibles. L’examen clinique
s’attache à s’assurer de l’absence d’autres signes cliniques, la
présence d’autres signes devant alors faire discuter, soit une peau
sensible secondaire à une dermatose, soit une peau sensible
provoquée, soit un diagnostic différentiel.
TESTS DIAGNOSTIQUES
¦ « Stinging test » à l’acide lactique
Décrit en 1977 par Frosch et Kligman [8], le test à l’acide lactique est
habituellement réalisé au niveau du sillon nasogénien. Il consiste à
quantifier les picotements (stinging) apparaissant après l’application
d’une solution d’acide lactique à 10 %. Le protocole le plus
couramment utilisé actuellement consiste à évaluer les picotements
toutes les minutes sur une échelle de 0 à 3, pendant 5 minutes, en se
référant au côté hétérolatéral comme témoin, sur lequel la solution
véhicule est appliquée.
Le score retenu est le suivant : (somme des scores du côté acide
lactique) - (somme des scores du côté témoin).
Ce test est intéressant pour évaluer les produits topiques destinés
aux peaux sensibles. Toutefois, son caractère diagnostique ne fait
pas l’unanimité, car tous les stingers ne sont pas des individus à
peaux sensibles [17].
¦ Test à la capsaïcine
Plus récemment [3], la réponse neurosensorielle à l’application de
capsaïcine a été proposée pour caractériser les peaux sensibles. Les
individus à peau sensible montrent en effet des niveaux d’inconfort
cutané plus importants que ceux à peau non sensible après
application d’une crème à la capsaïcine. Contrairement au test à
l’acide lactique, ce test aurait un caractère prédictif pour le
diagnostic de peau sensible.
DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL
Lorsque les signes d’inconfort cutané présentent une certaine
permanence dans le temps, et en particulier s’il s’agit de prurit, une
origine allergique doit être discutée. En ce cas, des signes cliniques
sont retrouvés à l’examen : vésicules, érythème persistant, traces de
grattage. Il est important de bien différencier les phénomènes
d’allergie cutanée de ceux de la peau sensible, dont l’origine n’est
pas liée à un mécanisme immunologique.
Étiopathogénie
Plusieurs facteurs sont probablement impliqués dans les
phénomènes à l’origine des peaux sensibles.
ALTÉRATION DE LA FONCTION BARRIÈRE
En se basant sur la mesure de la perte insensible en eau (PIE),
certains auteurs ont suggéré le rôle déterminant que pourrait jouer
une altération de la fonction barrière dans la survenue de la peau
sensible [17]. Cette défaillance de la fonction barrière serait
responsable d’une plus grande facilité de pénétration de substances
potentiellement irritantes qui, dans cette hypothèse, serait le facteur
déclenchant principal.
ORIGINE NEUROGÈNE
Plus récemment, se basant sur la forte réactivité à la capsaïcine des
peaux sensibles, il a été suggéré que le trait physiologique
prépondérant des peaux sensibles pouvait être directement lié à la
mise en jeu des nerfs sensitifs épidermiques, dont les terminaisons
affleurent le stratum corneum (3].
Ainsi, les peaux sensibles seraient l’illustration d’une hyperréactivité
sensitive cutanée dont l’origine serait, soit un phénomène
chémoesthétique [9] (peau sensible cosmétique), soit un phénomène
thermoesthésique (peaux sensibles environnementales) [2].
Traitement
Le traitement des peaux sensibles nécessite de toujours respecter
quelques grands principes de base :
– éviter les facteurs déclenchants tels que les variations de
température, l’application de produits connus comme
potentiellement irritants (hydroxyacides, rétinoïdes…), de produits
identifiés par le sujet comme mal tolérés, ainsi que l’utilisation de
savon sur le visage, l’eau dure et les aliments épicés ;
– pour l’hygiène du visage, utiliser des produits adaptés aux peaux
sensibles. Les émulsions nettoyantes douces sans rinçage sont
privilégiées ;
– à l’issue du nettoyage du visage, pulvérisation deux fois par jour
d’eaux thermales dont le contenu minéral a un effet apaisant. Sécher
la peau en tamponnant sans frotter ;
– utiliser une à deux fois par jour un émollient hydratant adapté
aux peaux sensibles.
Pour les peaux totalement intolérantes (status cosmeticus), il
convient de tout arrêter et de laisser passer la phase aiguë en
s’aidant de pulvérisations pluriquotidiennes d’eaux thermales. La
réintroduction des produits topiques se fait très progressivement,
en débutant d’abord par la reprise des procédures d’hygiène du
visage, puis dans un second temps par la reprise d’applications de
crèmes hydratantes.

Références
[1] Caro D. Peaux réactives : savoir de quoi on parle pour
apporter une réponse adaptée. Cosmétologie 1998 ; 17 :
6-12
[2] Caterina MJ, Schumacher MA, Tominaga M, Rosen TA,
Levine JD, Julius D.Thecapsaicin receptor: a heat-activated
ion channel in the pain pathway. Nature 1997 ; 389 :
816-824
[3] De Lacharrière O, Reiche L, Montastier C, Nicholson M,
Courbière C, WillisCet al. Skin reaction to capsaicin: a new
way for the understanding of sensitive skin. Proceedings of
the 19th World Congress of Dermatology (Sydney, Australia),
Australas. J Dermatol 1997 ; 38 (S2) : 288
[4] De Lacharrière O, Jourdain R, Bastien P, Garrigue JL. Sensitive
skin is not a subclinical expression of contact allergy.
Contact Dermatitis 2001, 44 : 131-132
[5] Fisher AA. Part I: « Status cosmeticus »: a cosmetic intolerance
syndrome. Cutis 1990 ; 46 : 109-110
[6] Fitzpatrick TB, Eisen AZ, Wolff K, Freedberg IM, Austen KF.
Dermatology in general medecine. (3rd ed). New York :
McGraw-Hill Book Company,1987
[7] Francomano M, Bertoni L, Seidenari S. Sensitive skin as a
subclinical expression of contact allergy to nickel sulfate.
Contact Dermatitis 2000 ; 42 : 169-170
[8] Frosch PJ, Kligman AM. A method of apraising the stinging
capacity of topically applied substances. J Soc CosmetChem
1977 ; 28 : 197-209
[9] Green BG, Bluth J. Measuring the chemosensory irritability
of human skin. J Tox Cutan Ocular Tox 1995 ; 14 : 23-48
[10] Johnson AW, Page DJ. Making sense of sensitive skin. Proceedings
of the 18th IFSCC Congress, Yokohama, Japan,
1995
[11] Kligman AM. The invisible dermatoses. Arch Dermatol
1991 ; 127 : 1375-1382
[12] Morizot F, Le Fur I, Tschachler E. Sensitive skin: definition,
prevalence and possible causes. Cosm Toil 1998 ; 113 :
59-66
[13] Pons-Guiraud A. Tolérance aux cosmétiques. Le point en
1995. Nouv Dermatol 1995 ; 14 : 514-521
[14] Rook A, Wilkinson DS, Ebling FJG. Textbook of dermatology
(6th ed). In : Champion RH, Burton JL, Burns DA, Breathnach
SM eds. Oxford : Blackwell Science Ltd, 1998
[15] Saurat JH, Grosshans E, Laugier P, Lachapelle JM. Dermatologie
et vénéréologie (2e éd). Paris : Masson, 1991
[16] Saurel V. Le syndrome peau sensible. Cosmétologie 1996 ;
12 : 6-10
[17] Seidenari S, Francomano M, Mantovani L. Baseline biophysical
parameters in subjects with sensitive skin. Contact
Dermatitis 1998 ; 38 : 311-315
[18] Thiers H.Peausensible. In : ThiersHéd. Les cosmétiques (2e
éd). Paris : Masson, 1986 : 266-268
[19] Willis CM, Shaw S, de Lacharrière O, Baverel M, Reiche L,
Jourdain R et al. Sensitive skin: an epidemiological study. Br
J Dermatol 2001 ; 145 : 258-263